Or d’Yves-Noel Genod

(crédit photo : Philippe Gladieux)

DE L’OR, DU ROUGE, DE LA VIE ET DE LA MORT

« Or, ça va être très, très beau… Ce que je fais ? Je peux le dire ! […] on place Carmen, l’œuvre de Georges Bizet, l’opéra le plus célèbre, en enfer. On fait un feu sur le plateau et les interprètes brûlent éternellement. C’est une musique, si vous voulez, mais une musique torturante, un zinzin… Car L’amour est enfant de Bohème, Il n’a jamais jamais connu de loi… et alors il est puni ! Car aussi « La mémoire infernale de l’amour le plus sublime en passe nécessairement par le refrain, la rengaine. »(1).

Lequel d’entre nous ne connait pas Carmen, figure mythique de la féminité, entre fureur et érotisme( ?). Carmen ou la femme sorcière, contaminant les hommes qui ont le malheur de croiser son chemin. Carmen c’est encore la sensualité, l’incarnation de l’amour libre et provoquant. Et puisque dans son sillage elle déclenche jalousie et désespoir, la seule issue sera sa mort, fatalement. De fait, dans l’opéra de Bizet ou dans la nouvelle de Mérimée, la bohémienne qui ne craint pas de délaisser son amant Don José pour séduire le toréador Escamillo périra poignardée. Car c’est la fin inévitable d’une vie passionnée, follement libre, et menée sans concession. Épouvantablement souveraine, cette Carmen, qui semble n’avoir pour seule devise que la célèbre injonction de Baudelaire : « Il faut être toujours ivre. Tout est là, c’est l’unique question. »

LECON DE THEÂTRE ET DE TÉNÈBRES

S’il ne cite pas Baudelaire, Yves-Noël Genod propose Rimbaud, en guise de préambule ; et c’est ainsi qu’il introduit le spectacle, avant que le noir ne se fasse : « Enfin, ô bonheur, ô raison, j’écartais du ciel l’azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d’or de la lumière nature ». Et c’est après quelques longues plages d’obscurité que l’histoire de Carmen nous sera contée. Parce que ce temps est nécessaire, en effet ; ce temps est nécessaire pour que le silence se fasse tout à fait dans la salle, et qu’il cède peu à peu la place à l’inquiétude ou à l’impatience. Ce temps est nécessaire pour que le spectateur – qui ne comprend plus très bien – devienne totalement disponible lorsqu’arrive le moment d’écarter le noir pour accéder à la lumière. C’est ainsi qu’apparaissent d’abord, indistinctes en fond de scène, des silhouettes qui chuchotent, qui échangent à voix basse de sorte que rien ne soit audible au spectateur. Tout se passe comme si les coulisses nous étaient dévoilées, discussions autour de tout et n’importe quoi. Ou peut-être est-ce déjà le début de l’opéra. Acte 1, scène 1 ( ?) : « Sur la place /Chacun passe/ Chacun vient, chacun va; /Drôles de gens que ces gens-là. » Ténèbres à nouveau. Durables et profondes, comme précédemment. Puis la lumière se fait sur une avant-scène totalement recouverte de papier d’or, couverture de survie gigantesque qui occupera, durant toute la durée du spectacle, le premier rôle. Contraste éblouissant. Survivre ? Rester vivant ? Vivre, mais alors, vraiment? Fulgurer?…

IL N’A JAMAIS JAMAIS CONNU DE LOI…

Ainsi va le théâtre de Yves Noël Genod, par touches (parfois kitsch, drôles et tendres), par collages, par contagions, par images et par allégories, et enfin par tout autre procédé poétique. Tant et si bien que l’érotisme se manifeste autant dans des corps mouvants à demi-nus, qui se touchent et s’enlacent – féminin/ masculin, masculin/masculin – que dans le vermillon qui éclate de lèvres en lèvres. Le feu et la fougue caractéristiques du mythe c’est la feuille d’or, la poudre scintillante illuminant les corps, ou encore le cul doré d’un acteur. Micaëla, c’est Anna Perrin déplaçant sa plante verte en pot de cour à jardin puis, effondrée et délaissée, en larmes, assise dans la salle. Le pont, le Guadalquivir, c’est un simple fossé, discret, à peine visible si ce n’est parce qu’on entend parfois le clapotis de l’eau. L’Andalousie c’est un casque bricolé avec des cornes de taureau, c’est encore une guitare. La féminité ce sont de simples escarpins haut perchés de préférence portés par un homme. La mort c’est une représentation de la pietà inversée : Yuika Hokama nue dans les bras de Simon Espalieu. Tout est là, y compris les morceaux les plus célèbres de l’opéra – merveilleusement interprétés par Odile Heimburger. Tout est là certes, mais éclaté, recollé et parfois à demi dissimulé (notons le travail qui est fait sur l’acousmatique, notamment). Le procédé a le mérite d’éviter une mise en scène éculée qui nous présenterait pour la énième fois une Carmen vue, revue, et fanée. Rien de tel pour éviter le ringard que de surfer sur le kitsch et un baroque assumé. Il serait assez juste de dire que Yves Noël Genod extrait la substance de Carmen, et ce faisant il recherche la sensation produite chez le spectateur : ainsi en va-t-il des effets de play-back, de dédoublage, et de répétitions. Répétition qui – on le sait – « ne change rien dans l’objet qui se répète, mais change quelque chose dans l’esprit qui la contemple2 ». Citant à nouveau Deleuze parlant de l’œuvre d’art, je serais tentée de dire que Or « est un être de sensation, [qu]’elle existe en soi ». Vibrante rencontre, donc.

Sophie Rieu

(1) Yves Noël Genod citant en partie Marguerite Duras

Or de Yves-Noël Genod
Avec : Simon Espalieu, Odile Heimburger, Yuika Hokama, Anna Perrin, Marlène Saldana, Gaël Sall, Rémi Studer, Antoine Truchi
Lumière : Philippe Gladieux, Gildas Gouget
Site du théâtre du Point du Jour : http://www.lepointdujour.fr/
Blog de Yves-Noël Genod : http://ledispariteur.blogspot.fr/

Du 20 au 24 octobre 2015, 20h
Durée : 1 h 40

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